"Un air ludique, un souffle épique, un vent geek"

[Interview] Titus Interactive Studio, développeur de jeux, entretient avec Eric Caen

Dans le cadre d’un projet personnel, je m’entretiens avec plusieurs éditeurs emblématiques des années 1980-90 . J’ai eu la chance d’échanger avec Éric Caen, cofondateur de Titus Interactive, et bien que seule une petite partie de cet entretien concerne directement mon projet en cours, j’ai souhaité partager l’intégralité de cette sur Air-Gaming.com. L’annonce officielle de mon projet arrivera très prochainement, mais en attendant, je vous propose de découvrir cet échange passionnant, pour le plaisir de tous les amateurs de rétrogaming et d’ vidéo-ludique.

Air-Gaming : « On a un peu oublié que les bornes d’arcade étaient souvent vues comme une référence dans les Jeux vidéo des années 80 »
Éric Caen : Même si nous ne pouvions pas toujours rivaliser techniquement, l’arcade restait notre référence. Elle nous inspirait et nous poussait à viser l’excellence, même sur des machines moins puissantes. »

Air-Gaming : « Crazy Cars était une adaptation des jeux d’arcade. Quels défis avez-vous rencontrés ? »
Éric Caen : « Nous voulions imiter les courses de voitures arcade, mais le matériel était très limité. Ce n’était pas simple de reproduire cette expérience sur les machines, les micro-ordinateurs de l’époque. »

Air-Gaming : « Éric Caen, plusieurs acteurs européens ont tenté d’adapter les jeux d’arcade sur micro-ordinateurs. Pourquoi Titus ne s’est-il pas lancé dans cette voie ? »
Éric Caen : « Nous avons effectivement réfléchi à cette possibilité, mais c’était compliqué. Plusieurs acteurs européens s’y sont essayés, mais pour nous, c’était trop risqué. Nous n’avions pas les contacts pour obtenir les licences d’arcade notamment japonaise, et techniquement, c’était un défi de taille. Créer une bonne expérience d’arcade sur micro, avec les limitations matérielles de l’époque, et nos petites équipes mêlées avec nos faibles moyens c’était presque mission impossible. Nous avons préféré nous concentrer sur l’acquisition de licences connues et en faire des adaptations. C’était plus sûr et plus rentable. »

Air-Gaming : « Parlons de la fausse borne d’arcade de Fire and Forget II. Pourquoi avoir créé ce stratagème ? »
Éric Caen : « Quand on est une petite entreprise, il faut être malin pour se faire remarquer. Nous voulions donner l’impression que Fire and Forget II existait déjà en arcade pour attirer l’attention. Nous avons acheté une borne standard, Florent Moreau a conçu les autocollants pour le design, et nous l’avons présentée comme une vraie borne. C’était une borne de voiture avec un volant, achetée chez un importateur. »

Air-Gaming : « Comment avez-vous communiqué autour de cette fausse borne ? »
Éric Caen : « Nous l’avons exposée une seule fois, probablement lors d’un Amstrad, je ne m’en souviens plus très bien, mais on a présenté notre version Amstrad aux côtés de la version Amiga cachée dans la borne pour comparaison. Nous avons même reçu des commandes pour cette borne ! Nous avons prétendu qu’elle n’était plus disponible… »

Air-Gaming : « Quel a été le retour commercial de cette opération ? »
Éric Caen : « Le stratagème a bien fonctionné : nous avons généré de l’intérêt, mais cela nous a aussi valu un procès, car nous avons été accusés d’avoir copié Roadblasters, notamment à cause des canons sur la voiture. Alors que bon qui n’a pas été coincé dans des embouteillages n’a pas rêvé d’avoir des canons sur son toit…Au final le procès contre Atari s’est arrêté.»

Air-Gaming : « Comment Fire and Forget II a-t-il été développé sur Master System ? »
Éric Caen : « Nous n’avions pas de documentation. Grâce à Gil Espeche, nous avons remplacé le processeur Z80 de la Master System par une sonde appelée Iwasaki. Nous avons fait du reverse engineering sur le jeu de course de moto “Hang On” et mis nos EPROM sur la cartouche [avec les graphismes réalisé par Laurent Cluzel]. Au CES, j’ai rencontré le directeur technique de Sega, M. Yochi. Je lui ai annoncé que nous avions fait un jeu sur Master System. Les Japonais ne comprenaient pas : « Vous voulez faire un jeu ? » Nous avons répondu : « Non, non, on a fait un jeu. » Ils ont paniqué, car cela montrait que leur console était utilisable sans avoir besoin d’accord, de documentation. »

Air-Gaming : « Quel accord avez-vous obtenu avec Sega ? »
Éric Caen : « Ils ont accepté de travailler avec nous, à condition que nous signions un contrat pour deux jeux maximum par an sur Master System, sous réserve de leur validation. Mais au final, seul Fire and Forget II a été édité. Nous avons péché par manque d’expérience et n’avons pas compris les subtilités du contrat qui leur donnait toute latitude pour refuser tout ce que nous proposions. C’est aussi comme ça qu’on apprend. »

Air-Gaming : « Pourquoi avoir choisi d’acheter des licences de souvent ancien et sans liens avec l’actualité ? »
Éric Caen : « Avant la sortie d’un film ou d’un jeu, les droits sont extrêmement chers. Nous avons donc opté pour des licences de films déjà sortis, qui avaient bien marché et étaient connus du public, cultes, mais si elles étaient déjà anciennes. C’était une pour minimiser les risques. Nous voulions des licences « cultes » : Blues Brothers, Superman, Top Gun, Robocop, et de séries TV: Xena, Hercules.
Avec Blues Brothers, nous avions l’ambition de créer notre propre Mario. J’ai d’ailleurs programmé avec Christophe Gayraud, la version Nintendo 8-bit. Ce jeu nous a permis de percer sur le marché américain. »

Air-Gaming : « Comment Titus s’est-il installé aux États-Unis ? »
Éric Caen : « La société s’est installée aux États-Unis en 1988, et mon frère Hervé s’y est établi pour gérer les opérations locales. »

Air-Gaming : « Vous avez acheté les droits de Quest of Camelot avant même la sortie du film, qui a finalement été un échec. Pourquoi ce choix ? »
Éric Caen : « Oui, c’était un pari risqué. Nous avions acheté les droits à l’avance, mais le film s’est planté.

Air-Gaming : « Comment s’est passée la collaboration avec Nintendo pour Quest of Camelot ? »
Éric Caen : « Au printemps 1998, Nintendo a invité tous leurs partenaires européens sur la côte amalfitaine sans qu’on sache véritablement ce qui allait nous être présenté. En fait, j’ai misé que ça serait la Game Boy Color. J’ai demandé à mon graphiste, de créer des maps en 32 couleurs, de la version Quest of Camelot qui était développé depuis 2 mois sur Gameboy. J’ai tout imprimé sur papier grâce à notre première imprimante laser couleur qui venait de sortir. J’y suis allé et après la présentation qui s’est effectivement révélée être la future Game Boy Color j’ai présenté à Mike Fukuda un projet d’un jeu GB et potentiellement GBC sous lequel nous travaillons… On a alors signé un accord de confidentialité. Zelda était en retard, et Nintendo voulait un RPG lors de la sortie de la console. C’est Nintendo qui l’a distribué et au final il y a eu presque 600 000 exemplaires écoulés »

Air-Gaming : « Comment s’est déroulé le développement ? »
Éric Caen : « Nous avions seulement deux mois de développement avant la rencontre avec Nintendo. Nous avons travaillé trois mois non-stop, 7 jours sur 7. Nous avons reçu l’aide de Nintendo qui a envoyé un bêta-testeur américain qui est resté chez nous pendant presque trois semaines. Le jeu a été réalisé en cinq mois au total, avec Hervé Trisson le développeur et deux/trois graphistes. À la fin, quand le jeu a été finalisé j’ai pu rentrer plus tôt que d’habitude. Mon fils de moins de deux ans a tourné la tête et refusé de me regarder pendant un long moment – il en avait assez de me voir si peu ! J’ai vraiment été choqué de voir l’impact que le développement avait pris sur ma vie »

Air-Gaming : « Pourquoi le développement de Superman sur Nintendo 64 a-t-il été si difficile ? »
Éric Caen : « Warner Bros ne savait même pas qu’une série télévisée était en préparation, alors que mon frère, qui était à Hollywood, était au courant. Nous avons pu acheter les droits, mais ensuite, ils ont essayé de nous reprendre l’autorisation. Comme on a refusé, ils ont tout fait pour nous mettre des bâtons dans les roues. Ils nous ont dit que Superman ne devait pas se battre, ne devaient pas casser de portes, ou qu’il fallait en faire un jeu de gestion à la SimCity. Nous avons perdu beaucoup de temps et d’énergie. Et comme nous ne maîtrisions pas parfaitement la 3D “ouverte” pour la N64, le projet a dérapé. Ils ont même bloqué notre version PS. C’était très frustrant de voir tout ce travail s’arrêter. »

Air-Gaming : « Enfin, parlez-nous de Top Gun. Pourquoi ce projet, 15 ans après le film ? »
Éric Caen : « Après les difficultés du développement de Superman N64, nous avons compris qu’il fallait renforcer les équipes dédiées au style de jeu cible. La licence n’intéressait personne, car elle était effectivement ancienne et Tom Cruise lui-même avait déclaré qu’il ne ferait probablement jamais de suite. Il y avait un éditeur anglais, Digital Integration, qui développait des simulateurs très complexes, réservé aux pilotes ou aux amateurs de vol. Moi, j’adorais ce type de jeu, mais je finissais toujours par m’écraser en bout de piste ! Nous avons racheté le studio et simplifié la partie “avionique réaliste”, pour en faire une version plus arcade et accessible. Le résultat, Top Gun: Combat Zone, a été un énorme carton et il reste aujourd’hui tout à fait “regardable” même après 25 ans ! »


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